jeudi 4 avril 2013

1903 une année charnière

J’ai déjà évoqué le changement de propriétaire du Café de la Régence en 1903.
M. Joseph Kieffer, après 30 ans de prospérité, cède alors le café à M. Lucien Lévy.
Un article dans « La Stratégie » parle de ce changement qui semble assez rapide.
Joseph Kieffer, vétéran de la guerre de 1870, a-t'il eu subitement des problèmes de santé pour céder le Café de la Régence ? Est-il tout simplement fatigué ?

En avril 1903 "La stratégie" annonce :

Nous sommes heureux de constater que la nouvelle société l'Union Amicale des Amateurs d'échecs de la Régence est en pleine prospérité, elle compte déjà plus de soixante adhérents et tout fait espérer que sous l'habile direction du Comité actuel, elle deviendra bientôt l'Association générale des Échecs de France.
Nous rappelons que la cotisation annuelle est de 12 fr. et que les inscriptions sont reçues par M. Kieffer, trésorier, au Café de la Régence.


Dans un article récent j'ai mentionné la création de la FFE.
Il semble donc qu'en 1903 l'idée soit déjà là.
En juin 1903, toujours dans "La Stratégie", un article indique la cessation d'activité de M. Kieffer.

M. Kieffer, propriétaire depuis trente ans du Café de la Régence, vient de céder son établissement ;
l'acquéreur a résolu d'apporter de notables améliorations, avec une luxueuse décoration style Louis XV, lesquelles nécessitent la fermeture du vieux Temple des Echecs pendant les mois de juillet et août prochains.
Pendant la durée des travaux les amateurs se réuniront à la Taverne de l'Opéra, avenue de l'Opéra, 26.


Puis encore dans la Stratégie durant l'été 1903

Les portes du Café de la Régence ont été closes le 16 juillet; la réouverture est annoncée pour le 1er septembre.
Nous rappelons que pendant la durée des travaux les amateurs d'échecs se réuniront à la Taverne de l'Opéra, 26, avenue de l'Opéra.


Et enfin le Café de la Régence rouvre ses portes.
Le style Louis XV est devenu un style Louis XVI...

Le Café de la Régence a fait sa réouverture le 6 Octobre dans un cadre merveilleux. Le caractère de la décoration blanc et or, style Louis XVI, a été conservé, mais avec les aménagements d'une élégance appropriée qui ornent les salons, le vieux Temple des Échecs a un aspect gai et bien français.
Au point de vue "restaurant" la transformation est complète;les nouveaux propriétaires ont certainement le désir de se placer au premier rang des établissements parisiens.
Nous avons le plaisir de constater que les Échecs, qui depuis bientôt deux siècles ont rendu universelle la réputation du Café de la Régence, n'ont pas été oubliée; une partie de l'ancienne salle de billard leur est réservée.
Espérons qu'avec une si brillante installation, une nouvelle ère de prospérité s'ouvrira pour eux et pour le Café de la Régence.


La fameuse salle de billard où Morphy donna sa simultanée en septembre 1858...


(Première page du journal "Gil Blas" - 1er juillet 1903 - Source Gallica - photo suivante ; article sur le Café de la Régence dans l'édition du 1er juillet 1903 - Source Gallica)


Mais la presse était inquiète au début de l'été 1903 et plusieurs journaux font état de la fin pure et simple du Café de la Régence. Heureusement ce ne fut pas (encore) le cas.
Mais il est raisonnable de penser que ce changement de propriétaire marque la fin de l’âge d’or du Café de la Régence.
A noter néanmoins ce qu’on peu appeler une prophétie : Le poker fera oublier le jeu d’échecs.
A notre époque hélas, le poker semble avoir largement supplanté le jeu d'échecs.

Donc, le 1er juillet 1903 dans le journal "Gil Blas" parait l’article suivant qui donne quelques détails sur le Café de la Régence.

CROQUIS

La fin de la Régence.

Le Café de la Régence ferme ses portes ! Encore un coin de Paris – du Paris d’autrefois – qui disparaît… ou se transforme, ce qui revient au même ! Quelles jolies anecdotes ne manquera pas de conter à ce propos, M. Maurice Quentin-Bauchart, érudit charmant qui connaît son Paris et l’histoire des souvenirs qui s’y rattachent. C’était, en effet, le dernier café blanc, le vrai café de jadis, auquel la hideuse gargote ne s’était pas encore adjointe, et où les consommateurs ne craignaient pas d’être troublés par de stridents appels téléphoniques… Aujourd’hui, c’est fini, le Café de la Régence est mort, bien mort, qu’il repose en paix !...

Pauvre Café de la Régence ! … Pauvre M. Quentin-Bauchart !... Pauvres joueurs d’échecs, ce sont eux surtout que je plains !... Où se réuniront-ils maintenant pour prendre le fou avec la dame, et pour résoudre les problèmes compliqués que certains journaux périodiques proposent encore par habitude sur leur couverture colorée, avec image à l’appui ?

De ce café tranquille et silencieux, où l’on pouvait, avec un peu d’imagination, espérer croiser au lavabo l’ombre de d’Alembert, s’entretenant de l’Encyclopédie avec celle de Diderot, où l’on voyait la table où Robespierre gagna de nombreuses parties à Bonaparte, il ne restera bientôt plus rien…
…Tout le monde s’y connaissait, on se serrait la main en entrant, la caissière avait pour chacun de ses clients un sourire et une poignée de main de bonne hôtesse, et, n’eussent été les éclats de voix de M. Paul Mounet, on se serait plutôt cru dans une salle de repos que dans un café. Mais, remplacé par les bars américains et les brasseries allemandes, le café a vécu, le Procope cher à Verlaine est devenu un bouillon à prix fixes, et la Régence disparaît, entraînant avec elle les échecs que le bridge et le poker feront vite oublier !....

On n’avait pas, non plus, l’idée de joueur aux échecs au commencement du vingtième siècle ? C’était coco et suranné, cela ne se portait plus à une époque où l’on se passionne que pour savoir si M. Lépine autorisera ou non le baccara !

La Café de la Régence ne sera plus désormais qu’un prétexte à chronique et à souvenirs rétroactifs : on se souviendra qu’un certain préfet du second empire disait de lui : « C’est le seul café où j’aime à me réunir !... » et qu’un jour, Gambetta, en pleine gloire, y faisant un discours, fut interrompu par un joueur impatienté qui lui cria : « Monsieur, vous parlez si fort que vous m’empêchez d’entendre mes pions !... » L’interrupteur, c’était le prince Poniatowski…
Comme tout cela semble loin !...

Pierre Mortier

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