dimanche 10 juin 2012

La fin de l'U.A.A.R. (2ème partie)


En juin 1918, la première guerre mondiale touche à sa fin.
Les dernières offensives allemandes sont un échec et les alliés prennent petit à petit le dessus.

Au milieu des articles de première page qui traitent tous des combats en cours, les difficultés que rencontrent les joueurs d’échecs à la Régence font la première page du journal « Le Gaulois » !
C’est un fait notable et assez incroyable !

(Source l'inépuisable Gallica BNF)


Vous remarquerez quand même que l’auteur de l’article attribut à Philidor la création de la première revue d’échecs du monde « Le Palamède ». Pour ceux qui ne le savent pas, « Le Palamède » a été fondé en 1836 par Labourdonnais…

Le Gaulois du samedi 8 juin 1918 – Article signé Louis Schneider.

« Les joueurs d’échecs et le Café de la Régence.
Les joueurs d’échecs du café de la Régence sont déracinés depuis quelques jours ; le temple qui les a abrités depuis de si longues années est désaffecté. C’est désormais au café de l’Univers, situé en face du Théâtre-Français, que se joueront les interminables parties de ce jeu savant qui a passionné les intelligences les plus élevées, les cerveaux les plus sérieux. Il faut l’énergie et la patience d’un chef pour faire manœuvrer les pièces stratégiques d’un échiquier ; toutes les facultés sont mises à l’épreuve pendant ce jeu : les mathématiques, la science des probabilités, le raisonnement, rien n’est inutile au virtuose des échecs. Et Montaigne, précisément à cause de ces difficultés, disait que « les échecs ne sont pas assez un jeu et sont un divertissement trop sérieux ».

Le musicien Danican Philidor, aussi célèbre au dix-huitième siècle comme joueur d’échecs que comme compositeur d’opéras-comiques, se passionnait tellement dans les calculs de ce jeu qu’on craignait pour lui la folie ; il dut pendant cinq ans s’abstenir de toute pratique de l’échiquier. A propos d’un voyage qu’il était allé faire à Londres pour battre les joueurs anglais à ce jeu, où ils étaient, parait-il, d’une force hors ligne, Philidor – qui jouait sans voir les pions – reçu de son ami le philosophe Diderot la lettre fort sage que voici :
« Je ne suis pas surpris, monsieur, qu’en Angleterre toutes les portes soient fermées à un grand musicien et soient ouvertes à un grand joueur d’échecs : nous ne sommes guère plus raisonnables ici que là. Vous conviendrez cependant que la réputation du Calabrais n’égalera jamais celle de Pergolèse. Si vous avez fait les trois parties sans voir, et sans que l’intérêt s’en mêlât, tant pis ; je serais plus disposé à vous pardonner ces essais périlleux si vous eussiez gagné à les faire cinq ou six cent guinées; mais risquer sa raison et son talent pour rien, cela ne se conçoit pas. Croyez-moi, faites-nous d’excellente musique, faites-nous-en pendant longtemps. Encore, si l’on mourait en sortant d’un pareil effort ! Mais songez, monsieur, que vous seriez peut-être pendant une vingtaine d’années un sujet de pitié, et ne vaut-il pas mieux être, pendant le même intervalle de temps, un objet d’admiration ? ».

Philidor suivit le conseil de Diderot et interrompit sa carrière de joueur. Mais il ne put néanmoins s’en abstraire complètement et il créa une revue, le Palamède, qui fut l’organe, l’épopée des exploits de tout ce qui se passait d’intéressant dans le monde spécial des amateurs d’échecs. 

Dans les dernières années de l’Empire, un des joueurs les plus forts était l’Américain Murphy. Il défiait ses rivaux par télégraphe et une partie s’engageait entre New-York et Londres ou Paris. D’autres joueurs avaient la spécialité de mener de front dix parties à la fois, d’autres encore se faisaient bander les yeux et gagnaient.
Les empereurs, les rois et les princes ont joué aux échecs. Bonaparte lieutenant d’artillerie a fréquenté le café de la Régence, et Napoléon empereur y revint, dit-on, un jour pour évoquer ses souvenirs de jeunesse. L’enjeu était parfois très élevé. Il y avait à la Régence, jadis, deux clans : ceux qui jouaient par amour de l’art- on les appelait les « antiquaires » - et ceux qui risquaient de fortes sommes : des patrimoines furent engloutis. Et les parties duraient des semaines. On a cité le cas d’un joueur qui se trouva mal en posant un pion ; on le fit revenir avec des sels, et on lui demanda ce qu’il avait :
-          J’ai, répondit-il, que je joue depuis trente-six heures, et j’ai faim. Je me croyais plus fort que cela.
Jean-Jacques Rousseau était un assidu du café de la Régence. Il y venait moins pour jouer que pour se faire voir et pour faire semblant de se dérober à la foule quand il avait été reconnu. Les gazettes d’alors ne se firent pas faute de démasquer cette vanité doublée de fausse modestie qui caractérisait bien l’auteur du Contrat Social.
Les gens de lettres sont nombreux qui pratiquait le jeu d’échecs à la Régence. Jouy, l’auteur de Sylla et du livret de Guillaume Tell, faisait sa partie avec le vicomte de Chateaubriand ; Alfred de Musset s’attablait des heures entières avec l’acteur Provost, de la Comédie-Française, ou le tueur d’éléphants Delgorgue, ou encore Eugène de Mircourt.
Un des cas les plus amusants fut celui d’un habitué qui, pendant dix ans, depuis sept heures jusqu’à onze heures du soir, passait son temps à étudier les parties autour des tables. On le croyait de première force, et un jour, à l’occasion d’un coup embarrassant, on lui demanda son arbitrage. Il répondit, effaré :
-          Mais je ne connais rien à la marche des pièces !
-          Alors, pourquoi, depuis dix ans, vous voit-on derrière les joueurs, les yeux écarquillés sur l’échiquier ?
-          Pourquoi ? Je vais vous le dire : je m’ennuie chez moi, et ce que je vois ici m’amuse en comparaison de ce que je vois chez moi : ma femme tricote toute la journée et toute la soirée depuis le jour où nous nous sommes mariés !
Voilà un homme qui avouait naïvement ses préférences pour les émotions du jeu qu’il ignorait ; jugez alors ce que doit être la joie, la passion d’un spectateur qui s’y connaît, d’un joueur habile, et vous comprendrez que les échecs ont encore aujourd’hui leurs adeptes fervents. »

Dans son édition du lendemain, le dimanche 9 juin 1918, Le Gaulois revient sur le Café de la Régence.
Cette fois-ci l’article est en deuxième page dans la rubrique « ça et là ».

« Le Café de la Régence et les joueurs d’échecs.
Nous avons annoncé que le café de la Régence n’abrite plus les joueurs d’échecs. Un groupe d’amateurs, il est vrai, vient de se former au café de l’Univers, mais l’historique et célèbre temple des échecs n’en continuera pas moins de recevoir les fidèles « pousseurs de bois ». Nous savons même que le propriétaire de la Régence doit, après la guerre, transporter le sanctuaire dans une de ses salles plus vaste et plus confortable que celle où il est actuellement installé. Cela permettra aux fidèles qui, avant 1914, se pressaient dans un local souvent trop exigu, de célébrer leur culte plus solennellement et de faire ainsi des prosélytes.
Par ces temps d’hérésie il est bon qu’un culte se perpétue dans les lieux qui l’ont vu naître, au milieu des souvenirs historiques qui l’entourent. Personne n’ignore qu’à la Régence, outre des gravures reproduisant des matchs fameux et des portraits des maîtres du jeu d’échecs, il y a la fameuse table sur laquelle Bonaparte, étant consul, jouait aux échecs au café de la Régence. »

Dans la presse, une bataille de communiqués fait rage dans le petit monde des échecs...

Le Figaro du mercredi 26 juin 1918 (source Gallica BNF) .


COMMUNIQUES
Joueurs d’échecs – Le président de l’Association des amateurs d’échecs nous adresse cette lettre :

Monsieur le Directeur,
Plusieurs journaux ayant annoncé le transfert du siège de l’Association des amateurs d’échecs de la Régence au premier étage du café de l’Univers, M. Lévy, propriétaire du café de la Régence a fait insérer une rectification dans ces mêmes journaux.
A l’assemblée générale extraordinaire du 18 juin, les membres de l’Union amicale des amateurs d’échecs ont voté à l’unanimité le transfert du siège de l’Association au café de l’Univers.
Je vous prie donc de bien vouloir remettre les choses au point, et je profite de cette circonstance pour vous demander d’inviter les nombreux amateurs des armées alliées à se rendre à notre nouveau lieu de réunion, où nous serons très heureux de les recevoir.

Le Figaro du vendredi 28 juin 1918 (source Gallica BNF) .


Les joueurs d’échecs
Le propriétaire du café de la Régence nous écrit :
La rectification relative aux joueurs d’échecs de la Régence comporte elle-même une rectification.
Il est tout à fait inexact que la motion du transfert du siège de l’Union amicale des amateurs d’échecs ait été adoptée à l’unanimité ; la remarque en a été faite à l’assemblée générale par les membres opposés à cette mesure, et leur réclamation à ce sujet a été reconnue exacte.
Il y a eu si peu unanimité, que cette mesure a provoqué la démission d’un certain nombre d’adhérents et de la majorité des membres de l’ancien comité de l’Union amicale, qui se sont immédiatement réunis pour constituer une nouvelle association à la Régence…
Lucien Lévy.

Mais le divorce est consommé. Il faudra attendre une quinzaine d'années pour que le café de la Régence retrouve ses lettres de noblesse pour un soubresaut final.

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