dimanche 15 avril 2012

Les Trois Glorieuses (1)

Les Trois Glorieuses, tel est le nom de la Révolution de juillet 1830.
La place du Palais-Royal a été un lieu avec des très violents combats et donc forcément le café de la Régence en a subi les conséquences.

(La liberté guidant le peuple - Delacroix 1830)

Dans la monographie de Charles Mallet - Paris, café de la Régence paru en 1893 (source BNF), l'auteur indique 

(…) Pendant les journées de juillet 1830, il eut à subir le choc d’un combat très vif qui se livra devant ses portes ; les balles frappèrent sa façade qui en souffrit sérieusement. On ne s’en préoccupa nullement à l’intérieur ; on ne discuta pas même les chances des combattants.

Comment est-il possible que les joueurs d'échecs ne furent pas concernés par les combats ? A mon avis il n'en fut rien (voir le prochain article sur les journées de juillet 1830), et je doute même que les joueurs d'échecs furent présents aux plus forts des combats du 28 et 29 juillet 1830.
En quelques lignes, Charles Mallet a simplement ajouté une page imaginaire à l'histoire du café de la Régence.  

Ceci me permet de rebondir sur le petit conte suivant paru dans le journal "La Semaine" du 17 juin 1830. 
Nous sommes à un mois des évènements et la critique vis-à-vis du Roi n'est pas encore possible ouvertement, mais elle se fait de plus en plus précise.
Ce petit comte en est une illustration.

LA SEMAINE
Édition du 17 juin 1830

JOURNAL
DE SCIENCES, ARTS, LITTÉRATURES, SPECTACLES, INDUSTRIE, ANNONCES, etc

VARIÉTÉS
LE ROI DE BUIS

CONTE FANTASTIQUE.


 (La Semaine - Source Gallica BNF)

« Tu seras roi » dit un jour un tourneur à un brut morceau de bois oublié depuis longtemps dans son atelier.
C’est ainsi que jadis les sorcières, accroupies autour d’une chaudière où bouillonnaient mille ingrédients infernaux, avaient prédit à l’ambitieux Macbeth sa couronne sanglante.
Et, en effet, le tourneur voulait achever un jeu d’échecs ; il avait déjà fait huit pions, une reine, deux cavaliers, deux tours, deux fous, et il ne lui restait plus qu’une pièce à faire ; il avait taillé le tout dans une belle racine de buis coupée par de riches linéaments où l’imagination pouvait rêver mille dessins bizarres.
C’est alors qu’il dit, en s’adressant au dernier fragment de cette racine, ces paroles prophétiques qui renfermaient l’avenir d’une couronne, et que, saisissant d’une main hardie le tour immobile, il en dirigea le tranchant rapide sur le bois informe.
Après mille cercles précipités, et lorsque la main de l’ouvrier achevait de festonner la couronne de cette majesté d’échiquier, quel fut son étonnement en sentant palpiter dans ses doigts cette petite création de son art mercenaire.
Par un reste d’habitude d’enfance, notre tourneur se signa précipitamment en posant sur l’échiquier le petit monarque qu’il s’attendait à voir disparaître devant le signe de la rédemption ; mais son attente fût trompée, et il fût ainsi de crainte en entendant l’enfant de ses œuvres s’exprimer ainsi :
« Tu as dit que je serais roi, me voilà ! Montre-moi mon royaume, où son mes gardes, mes sujets, mes trésors et mes courtisans, mes piqueurs et mes chiens ?
 « Est-ce là mon empire, cette planche divisée en compartiment où je vois d’autres individus issus de même souche que moi, et prêts à m’entourer de leur double haie ?
« Qui vient se placer à côté de moi ? Une reine, dites-vous. Me voilà donc comme tous les souverains, condamné à un hymen politique, épousant peut-être comme Pierre III une Catherine, comme Louis VI une Eléonore, et obtenant à grands frais de mon clergé des indulgences pour mes Dubarry et mes Pompadour.
« Vous avez placé deux fous auprès de moi, triste et véritable emblème des cours des souverains et de tant de ministres, agissant follement, frappant le peuple de leurs marottes, jusqu’au jour où ils font place à d’autres fous, renversés à leur tour.
« Ces cavaliers que je vois charger sur le peuple avec ce courage facile que donne la force et la certitude du triomphe, sont-ils destinés à me tracer une route sanglante dans le cœur de mes sujets ? Ces tours qui s’élèvent aux confins de mon royaume comme de menaçantes bastilles sont-elles élevées pour renfermer ceux que révolte le despotisme, et qui ne veulent voir entre les mains d’un monarque qu’un sceptre protecteur au lieu de la main de fer qui a pesé sur tant de nations ?
« S’il en est ainsi, pourquoi m’avoir donné cette couronne embarrassante et m’avoir jeté dans cette vie agitée où tour-à-tour fous reines et cavaliers dirigent mes pas, forcent mes démarches, et compromettent ma sûreté sous le respectueux prétexte de veiller à mon salut.
« Ne vois-je pas cependant que c’est à leurs intérêts qu’ils veillent, qu’ils ne me défendent que par égoïsme, qu’ils se servent en me servant, et qu’ils ne craignent ma chute que parce qu’elle entraînerait la leur, si l’on me faisait échec et mat.
« Mat !!! Ce mot terrible me fait frissonner, et lorsque je songe que de simples pions peuvent braver mes brillantes cohortes et me faire mat, je suis prêt à tomber sur l’échiquier de dépit et de saisissement… »
En effet, le pauvre petit roi pâlissait à vue d’œil, et perdait la vive couleur jaune dont il pouvait tirer vanité ; en vain l’on s’empressa de le secourir en lui versant sur sa tête couronnée tout un flacon de gouttes d’Hoffmann ; bientôt on le vit rouler sur le sol, privé du mouvement et de la parole : ce n’était plus qu’un roi de buis.
Et le tourneur, le prenant sans façons dans ses mains grossières, jeta le souverain dans la boîte de l’échiquier pêle-mêle avec les fous, la reine, les pions, les tours et les cavaliers.
« Parbleu, se dit-il, si j’étais roi, je sais un moyen pour ne pas être mat ; je chasserais les égoïstes courtisans, je modérerais le zèle de mes cavaliers, je renverserais mes bastilles, et surtout, je prendrais soin de ne pas choisir des fous pour ministres ; j’abolirais l’impôt sur le vin, que l’on vend trop cher au cabaret, j’exempterais les tourneurs de tout impôt, et je ferais en sorte que personne n’aurait envie de me faire mat. »
Et le tourneur se tut, car il entendit à ce mot un profond soupir dans la boîte. Il l’ouvrit précipitamment, et y chercha en vain le pauvre prince, qui avait disparu.
Il le chercha dans sa boîte, dans son atelier, chez ses voisins, chez sa maîtresse, au café de la Régence, au café Valois, chez tous les tabletiers du royaume, et il apprit enfin que le chancelier de l’échiquier en avait fait présent à lord Wellington, occupé, pour le présent, à réunir une collection de nouveaux candidats pour la royauté de la Grèce.
« Si on le choisit, se dit alors en lui-même le tourneur, ce sera un roi assez maniable, et c’est ce qu’il faut à l’anglais ; au surplus, je lui demanderai sa pratique, et il me l’accordera, car il me devra de na pas être le souverain le plus mal tourné. »
Et notre homme, se frottant les mains, s’en retourna chez lui tourner des rois et des pions, des fous et des reines, mais il n’en entendit plus parler ni soupirer.


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